Le cinquantenaire, psychiatre de son état, ne peut attirer que des extra-terrestres, ses semblables. Manon, une septuagénaire, couverte comme un oignon alors que la température extérieure n’était pas descendue en dessous de 30° depuis le début de ce mois de juin, qui pleure la disparition de son paternel, quatre-vingt-douze ans. Il a rendu l’âme en Bretagne, à Peroz-Guirec, mort étouffé par une crêpe au Sarazin : la complète, celle avec un œuf, du jambon, du gruyère et de l’andouille de Guémené. 

Maintenant ma décision est prise, Docteur, il ne me reste plus qu’à trouver le bon ! Celui qui sera le père de mes enfants… Vous savez Docteur Katz, je suis impatiente d’annoncer à Maman qu’elle va être grand-mère. Ce sera le plus beau jour de sa vie… Hein, Docteur ? Docteur Katz ?

Telles sont les premières pages de l’étonnant roman déjanté de Pascale Lécosse. Le lecteur, Kali empêtrée dans une camisole, intrigué, n’aura de cesse que de tenter de s’échapper de ce délire et de se glisser derrière le praticien distrait. Alors que sa patiente continuait de délirer sur son désir tardif de grossesse, il rédigeait – discrètement écrit l’auteure - un texto à l’attention de sa fille Aurore. Accrochons-nous. Nous apprenons que l’homme avait distraitement et imprudemment ensemencé vingt ans auparavant. Il n’avait découvert l’existence de sa progéniture que depuis peu. Décidément, la vie le gâtait en catapultant dans son microcosme une enfant qui n’en n’était plus une. Ils s’étaient néanmoins disputés la veille, à propos d’un sac poubelle qu’elle avait cru bon de jeter, et qui renfermait les vêtements de la défunte mère adorée du psy, ceux qu’elle portait quand elle faisait le ménage, et qu’il revêtait à son tour depuis son décès quand il faisait le sien… Un homme d’intérieur, une vraie fée des logis…

Mais nous sommes vite rattrapés par le récit… Il est temps d’inviter Manon à enlever manteau, ou bottes fourrées, ou les deux ? Nous étouffons de rire !

Assis dans le Chesterfield défraîchi du cabinet, nous nous tapons sur les cuisses. 

Je vais passer outre le fait que la patiente s’enquière de l’éventuelle disponibilité d’un appartement. Elle dévoile son intérêt à se rapprocher, à s’incruster dans le même immeuble que son toubib. C’est à cet instant précis qu’Angelita, la gardienne, décide de balayer la cour de l’immeuble en chantant un air d’opérette, comme elle avait l’habitude de le faire. Son accent portugais très prononcé et cela malgré ses années passées dans le dix-septième arrondissement de Paris, donnait à la Veuve joyeuse une tonalité mi Fado,  mi Bossa-nova, tout à fait insolite et très éloignée de l’interprétation de Marcel Merkes et de Paulette Merval… Trop tard, Manon brandissait déjà une culotte en coton blanc Petit Bateau qu’elle faisait joyeusement tournoyer sur son index. Elle triomphait.

Rhabillez-vous Manon ! Enfin…

Il lui semblait que sa vie était parfaite jusqu'au jour où il commet l'acte manqué qui va le plonger dans le chaos. On ne relit jamais assez un SMS, on ne vérifie jamais trop le nom du destinataire à qui on l'adresse…

C’est en remarquant la paire d’escarpins vernis rouge, renversées sur le tapis comme deux quilles oubliées par le pinsetter d’un bowling que tout va basculer. Laissons place au narrateur :

J'ai entrouvert les volets que je gardais clos tout le jour pour mieux me protéger de la chaleur étouffante. Dans la pénombre de la pièce qui s'éclaircissait, ma vision s'est clarifiée. J'ai distingué une jambe longue, hâlée et soyeuse, terminée par un pied à la cambrure parfaite. Cet abattis dépassait de mon canapé comme un pont suspendu et inachevé. Les cinq orteils étaient alignés en rang légèrement décroissant, à l'exception du secundus qui était à peine plus long que le pouce. L'autre jambe était repliée, touchant presque la poitrine de la forme endormie. Ses cheveux jaunes, bruns à la racine, cachaient le haut de son visage, et un mince filet de bave claire coulait de sa bouche entrouverte. Je me suis rapproché pour vérifier qu'elle était vivante. Son haleine sentait la fraise Tagada. Ses légers ronflements m'ont confirmé qu'elle l'était. C'est en posant mon regard sur la laque bleu cobalt dont elle avait verni ses ongles d'orteils et sur ses écouteurs bleus assortis (adepte d'un total look assumé) que j'ai eu la révélation de son identité. Ça ne pouvait être qu'elle. Je l'ai secouée un peu, mais pas trop, juste ce qu'il fallait pour la réveiller. 

-Jul ! Qu'est-ce que tu fais là ?

Un roman déjanté, hilarant, à découvrir dans un moment de déprime afin de réveiller vos zygomatiques. 

Ma vie parfaite (d’avant Céline Dion) – Pascale Lécosse – Éditions La Trace – 2023 – ISBN 9791097515751