Sergueï Alexandrovitch Ilyine est arrivé sous l'ère soviétique, et il est resté. À la grande époque, les vols ne cessaient jamais, accueillant des milliers de passagers en route vers les sites du nord, les villages voisins. L’avion était leur gage de liberté, le seul capable de les amener dans les bourgs perdus de la taïga, éloignés de toute gare, privés de route, encerclés de rivières infranchissables. Les bourgs, enlacés de fleuves gelés neuf mois sur douze, sommeillaient au gré des saisons.

Sept ans après son arrivée, en 1985, alors qu’il venait de fêter sa vingt-septième année, sa vie s’illumina. Macha rejoignit l’équipe de l’aéroport. Elle venait du village. Elle s’occupait de la pesée des bagages pendant qu’il se chargeait de l’organisation des vols. Ils se marièrent. Elle devint celle qui allait tout connaître, la splendeur de l’aéroport, le déclin, le vide.  

Puis l'empire s'est effondré, disloqué, le pays a changé de nom, de modèle, d'histoire, Eltsine a été remplacé par le jeune Poutine, le FSB a pris le pouvoir et l'argent : l'aérodrome a été oublié. Cela faisait douze ans que le ciel s’était tu. Sergueï avait cinquante-deux ans. Il était seul dans cet aéroport depuis l’âge de quarante ans… Se pouvait-il que son univers s’écroule ?

Il n’avait plus de compte à rendre, ils étaient tous partis. Il était comme un horloger sans client qui remonte sans fin les montres… la satisfaction de les voir fonctionner. Dans ses moments de doute, il se comparait au biologiste qui manipule une éprouvette dans l’attente d’un hasard moléculaire ou à l’astrophysicien qui scrute le cosmos sans savoir s’il découvrira un nouvel astre. Sa piste était son éprouvette ou son cosmos.

Sergueï continue seul à entretenir sa piste sous l'œil de sa compagne Macha, de quelques amis, du policier Dima, du pope Alexandre Gouchkov qui, comme beaucoup de prélats, avait souffert du joug soviétique. Aux yeux de Sergueï, Gouchkov était une sorte d’illuminé qui s’employait à endormir les consciences sans admettre que les conditions de vie empiraient. C’était un homme qui perdait son temps. Curieusement, le pope tenait le même raisonnement à l’endroit de Sergueï. Il le prenait pour un égaré s’accrochant à des lambeaux du passé, enchaînant des journées, des mois, des années vides de sens, protégeant une ruine qui aurait dû disparaître depuis longtemps. Il éprouvait presque de la peine en voyant un homme consacrer ses dernières forces à entretenir un vieil asphalte oublié. Car Sergueï bouche le ciment, dégage le bois, il attend un appel, un ordre venu de la terre ou du ciel, mais rien. C'est un homme meurtri. Une chose cependant les reliait, dont ils n’avaient nullement conscience : chacun poursuivait une quête et obéissait à une force supérieure.

Un jour il prit un billet de train pour Syktyvkar, la capitale des Komis. Il devait raconter son quotidien au gouverneur. Lui dire que là-haut à 500 kilomètres, un village se mourait, prisonnier des glaces. Dans le compartiment un homme s’épancha un long moment sans se préoccuper de l’ennui qu’il pouvait susciter et sans s’intéresser à son interlocuteur. Sergueï préféra qu’il en fût ainsi. Que lui aurait-il raconté ? Qu’il s’occupait d’aménager une piste sur laquelle plus aucun avion n’atterrissait depuis douze ans ? Autant lui révéler qu’il était fou ! Et à quoi bon lui parler de son espoir ? Un espoir, ça ne se raconte pas, ou mal. Non !

Un jour de septembre 2010, un avion survole la région. Un Tupolev 154. Il est en perdition. Sergueï est là, mais comment rendre sa force au passé, quand celui-ci s'est perdu ?

Dans ce magnifique récit, fondé sur une histoire vraie, Marc Nexon nous offre un pan d'histoire, sans nostalgie et à hauteur d'homme, mais avec tendresse pour ceux qui croient à leur cause.

Le dernier des soviétiques – Marc Nexon – Éditions Grasset – 2023 – ISBN 9782246834397