Histoire oubliée et dressage idéologique

Il y est très peu question d’effleurer les origines de l’Etat belge, mentionner ses causes, son contexte, ses personnages clés et ses conséquences. Alors que celui-ci présente un caractère construit à son indépendance (cf. Conférence de Londres de 1830 réglant une querelle entre le régime hollandais protestant et une poignée d’insurgés catholiques), la nation prend progressivement vie dès ses premières décennies (bien que l’historien Jean Stengers démontra l’émergence d’une identité spécifique à travers les siècles précédents). Ces dernières sont, notamment, marquées par la résistance valeureuse face à l’agressivité revancharde et immédiate de son voisin hollandais, par l’habileté diplomatique de son premier souverain Léopold Ier, par une industrialisation fructueuse – hissant le pays parmi les plus grandes puissances économiques mondiales, par l’érection d’œuvres architecturales remarquables – destinées à faire émerger un sentiment national conforme à l’héritage européen, par le règne du controversé et ambitieux « roi bâtisseur » Léopold II. Commence ainsi à naître, lors de la seconde moitié du XIXe siècle, « l’âme belge » telle qu’évoquée par Edmond Picard. La Grande Guerre incarne certainement le point d’orgue du sentiment patriotique belge. Concentrées sur le front de l’Yser, les troupes belges y jouent le garant de la sauvegarde de la nation face à l’envahisseur allemand. Saluée internationalement, la force d’âme des soldats belges, guidés par leur roi Albert Ier – qui glanera le surnom de Roi Chevalier, affirme la bravoure de tout un peuple et sa volonté de souveraineté. Plus tard, la Seconde Guerre mondiale s’accompagne, pour les Belges, de, l’occupation allemande, de la Résistance, de l’exil à Londres du gouvernement Pierlot et de l’épineuse « question royale ». La seconde moitié du XXe siècle est entre autres marquée par le règne de Baudouin, l’essor du mouvement flamand et des réformes de l’Etat tous deux mentionnés précédemment.

Soyons honnêtes, ces quelques références historiques – importantes pour la Belgique – sont généralement tues médiatiquement. Exception faite, en l’occurrence, pour le roi Léopold II. Non pour évoquer ses initiatives, par exemple, en matière de développement urbain et architectural – offrant à la Belgique des réalisations assurant un gain de prestige et de légitimité – et d’éveil d’un sentiment de fierté nationale. Il doit exclusivement son regain d’intérêt pour son administration du Congo, peu soucieuse du bien-être de la population locale, compatible avec les revendications du mouvement Black Live Matter. Ce dernier, fanatique, anachronique et inquisiteur, permit de diaboliser l’intégralité du règne – pour ne pas dire l’existence – de Léopold II, et d’effacer sa mémoire de l’espace public belge (vandalisme et déboulonnage de statues, renommage de voies).

Le rôle historique du christianisme, pilier de la vie sociale et politique en Europe durant des siècles, est occulté. L’empreinte de la foi catholique est pourtant physiquement tangible au sein du pays : tous les villages abritent une église, les villes présentent des édifices d’envergure, les zones rurales reculées, des abbayes. Ses fêtes et traditions nous sont progressivement enlevées. Les lieux de culte sont désertés. Et pour appuyer cette désaffiliation spirituelle et culturelle, seuls les scandales liés à l’Eglise catholique ne sont plus que relayés auprès de la population.

Alors, faute d’un écosystème retentissant et significatif en la matière, le Belge francophone sensible à aux éléments identitaire se tourne, instinctivement, vers des initiatives qu’il observe en France. Elles y sont davantage diverses et foisonnantes. Bien que notre rapport à elle soit généralement d’une ambivalence curieuse – « je t’aime, moi non plus », la France jouit d’une histoire plus riche et ancienne – chevillée aux terres belges, d’un récit national, d’un territoire plus grand et d’une vie politique vivante – devenue divertissante. Son activité médiatique attire le regard du Belge francophone, jusqu’à créer en lui de la confusion, l’entrainant à délaisser les enjeux – à bien des égards communs – propres à son pays.

Dans un contexte frivole, c’est lorsque l’équipe nationale de football se mesure à d’autres sélections que le Belge moderne affirme avec le plus d’ardeur son appartenance charnelle à son pays. Non à l’Etat, mais à la nation. Par ailleurs, le récent ouvrage à succès de Bart Van Loo (cf. Les Téméraires, 2020), par son désir de ranimer une identité historique commune (datant de la période bourguignonne), confirme qu’un intérêt fédérateur existe au sein du peuple belge. Par cette manœuvre, Van Loo – à l’instar de Stengers – prouve que les Belges ont des raisons légitimes d’aller chercher des éléments constitutifs de leur identité antérieurs à 1830. De cette manière, ce n’est pas sans rappeler l’érection de la statue équestre de Godefroid de Bouillon à Bruxelles, sur la place Royale. Elle fut inaugurée en 1848 par une Belgique jeune et attentive à la création, par l’usage d’un épisode historique évocateur, d’un sentiment patriotique. 

Le remède européiste ?

La Belgique, en plus d’appartenir à l’Union européenne, abrite les locaux de ses institutions. L’étendue des compétences administratives de l’Union ne cesse de se dévoiler aux yeux des citoyens des Etats membres, entrainant méfiance et sentiment d’impuissance. Pourtant, les conséquences de l’appartenance de l’Etat belge à l’Union ne sont jamais discutées, ni médiatiquement ni politiquement. Celle-ci est, en revanche, présentée comme une part indissociable – dont la valeur est inestimable – de notre pays. Si les Belges connaissent une crise identitaire domestique, en seraient-ils détournés, séduits envers cette entité plus englobante, qu’elle héberge et dont elle est membre ?   

Evidemment, l’identité belge, en raison de sa géographie, se fonde indissociablement dans l’histoire européenne. C’est en cela que tout Belge en quête d’une résolution identitaire représentative, charnelle et transcendantale pourrait être séduit. Or, l’Union ne se définit pas par une reconnaissance de l’histoire multiséculaire du Vieux Continent. L’article 1bis du Traité de Lisbonne est clair : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes.» L’UE est porteuse d’une politique universaliste et multiculturelle dont l’application à l’égard de ses Etats membres est ferme. La Belgique y est, de jure, contrainte.

Enfin, quel est le rôle du roi des Belges ? Il est là question de l’une des dernières monarchies d’Europe. Incarne-t-il, comme certains de ses prédécesseurs, la figure d’un monarque ayant une vision morale et sociale à proposer à son peuple ? Si tel est le cas, cela peine à jaillir. La figure royale semble davantage être devenue un artefact dont la substance est limitée, symbolisant la survivance d’un pays aux divisions communautaires ; le porte-parole d’un discours consensuel et politiquement correct. 

Complexe, le sentiment national belge n’a pas été ménagé ces dernières décennies : l’essor du mouvement flamand dont les concessions institutionnelles faites par l’Etat ont acté une rupture interne ; les médias, gangrenés par la pensée de gauche, pratiquent mécaniquement de la reductio ad Hitlerum face à la moindre posture conservatrice ; tandis que les acteurs politiques francophones, endigués et reflets d’une pensée unique, manquent de philosophie, de vision et de perspective historique. Ainsi est occultée l’histoire belge, favorisant l’installation d’une identité universaliste, fondée sur la négation des spécificités culturelles locales doublée d’une importation heureuse de pratiques étrangères. Le tableau nous apparait verrouillé et semble nous échapper. Universités, institutions, médias, politiques : les élites n’œuvrent manifestement pas au service de la survie d’un sentiment national belge. 

Si la Belgique est une énigme, les certitudes qui la composent résident dans son histoire, estimée bonne ou mauvaise. En ce sens, sa situation géographique lui permet de jouir d’un héritage culturel considérable. Au carrefour des sphères germaniques et latines, ses terres accueillirent la Gallia Belgica initiée par Auguste, furent le berceau des Mérovingiens – Clovis naquit à Tournai, se développèrent à travers l’Empire carolingien de Charlemagne, le Saint-Empire romain germanique – Charles-Quint naquit à Gand, les sphères espagnole et autrichienne. Sur une brève période, elles prirent part aux tumultes de la Révolution française, à l’administration napoléonienne – virent le terme de la gloire militaire de l’Empereur à Waterloo, et devinrent hollandaises au congrès de Vienne. C’est une histoire riche, profonde, spécifique et enthousiasmante – attractive ? – dont le sentiment national belge doit se nourrir. Annoncer la mort de ce dernier, c’est reconnaitre, avec fatalité, la fin prochaine de la Belgique sous sa forme étatique, alors prolongement politique de son existence culturelle.

Avec PANache