Dominique et Anna avaient eu une liaison quatre ans auparavant.

Aujourd’hui, Anna O, c’est ce qui est inscrit sur le badge épinglé sur sa poitrine, porte une chemise à carreaux et une casquette américaine d’où s’échappe une épaisse chevelure coiffée queue-de-cheval. En début d’année, elle a été promue formatrice dans un des fast-foods de la chaîne Brother Burger installé au cœur du Flon. Et là, entre deux tâches, elle pense reconnaître son ex.  Anna se surprend à chercher Dominique dans la salle du restaurant. Elle regrette presque de ne pas avoir interrogé davantage son regard. A-t-il encore des pensées pour elle ? Et qu'a-t-il imaginé en la voyant travailler ici ? Il s'est probablement dit qu'elle n'était pas assez intelligente pour poursuivre ses études. Anna est trop fière pour se soucier de son avis, mais elle voudrait quand même lui dire qu'elle a bien obtenu son bac littéraire en candidat libre. Elle n'a pas vraiment eu le choix de postuler ici. Son diplôme ne lui donnait accès à aucun métier, et elle n'avait pas les moyens d'étudier à l'université. Anna imagine Dominique prendre son regard grave, un peu sévère, pour lui dire qu'on a toujours le choix, qu'il faut arrêter de se poser en victime. Est-il toujours aussi péremptoire ? Après l’amour, il lui racontait des anecdotes sur le corps humain ou les noms étranges de pathologies méconnues. Anna trouvait fascinant qu'on puisse passer autant de temps à apprendre des choses aussi pointues, mais se demandait bien à quoi ça pouvait servir. Anna préférait faire les choses plutôt que les penser. Mais quand Jean-Pierre lui proposa de devenir formatrice, elle découvrit à son tour le plaisir que l'on pouvait prendre dans l'apprentissage d'obscurs savoirs. Elle passait des heures à lire des protocoles, à apprendre par cœur la température et la durée de cuisson de tous les produits, à se familiariser avec les acronymes et abréviations propres au Brother Burger et à la quantité phénoménale d'anglicismes contenus dans toutes les certifications qualité, propreté et hygiène. Elle y prit goût.

Dans la lumière blafarde du fast-food, sous le regard inquisiteur de Jean-Pierre, le manager, ils se demandent ce qui les a poussés à se quitter et s'interrogent sur ce qu'est devenue leur vie - qui ressemble tant à une impasse.

Jean-Pierre ne rêvait que d’une vie entrepreneuriale. Gravir les échelons.  Il souhaitait ses équipiers en micro entrepreneurs, payés au résultat, au nombre de burgers fabriqués et vendus, avec une prime en fonction de la satisfaction du client à la fin de chaque repas, Il y aurait des entrepreneurs partout, à la caisse, à la cuisine et même à la plonge ! Ils loueraient le matériel et les locaux, tandis que le restaurant prendrait sa part légitime. Et ils seraient libres ! Plus d’horaire, plus de code du travail, plus de patrons ! Uniquement la spontanéité du marché, soutenue par cette douce et invisible main qui concourt au bien de tous. Mais le manager vaudois voyait sa carrière ralentie par des ennuis de santé… 

À la fois théâtre d'anatomie et théâtre des passions humaines, « La Fabrique du corps humain » est un véritable roman des corps. Le corps comme objet d'étude et de savoir. Le corps dépositaire des angoisses de l'homme contemporain. Et le corps modelé, traversé et parfois détruit par les exigences prédatrices du capitalisme sauvage.

Né en 1987 à Yverdon-les-Bains, Jérémie André est médecin à Vevey. Il tient depuis trois ans un blog au carrefour entre médecine, psychiatrie et société, sur la plateforme numérique du journal suisse Le Temps. « La Fabrique du corps humain » est son premier roman. 

La Fabrique du corps humain – Jérémie André – Olivier Morratel Éditeur – 2023 – ISBN 9782956234968