À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait grave et disait dans un soupir :

— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.

C'est la légende familiale qui entoure l'arrière-grand-mère de la narratrice. L'étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l'enquête. 

L’ainée des sœurs, Andrée, « un mauvais sujet » est placée en maison de redressement à Bordeaux. La cadette, la grand-mère de la narratrice, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l’estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le « couvent » car il est tenu par les religieuses de la Présentation. La grand-mère et sa sœur avaient des oncles et des tantes et une marraine « qui vivait dans un château à Cenon ». Aucun n’a adopté les orphelines. Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. « On ne peut pas compter sur les riches. »  

Un jour, la mère de la narratrice lui raconte au téléphone ses déboires de généalogiste amatrice. Stéphanie l’écoute distraitement, il y a déjà tant de choses, heureuses ou non, dont se préoccuper dans le présent. « Je suis sûre que ma famille est sans mystère. Sans histoire même. » Mais quand elle apprend que l’acte de décès de l’arrière-grand-mère est introuvable…. cela demande vérification !

Google. En mettant à la portée de tous une masse de données qui submergeraient toutes les bibliothèques du monde, Internet joue le rôle d’un sérum de vérité fulgurant. Trois clics suffisent à pulvériser la version officielle de l’arrière-grand-mère ne survivant plus à son mari, le « cœur brisé ». Sur l’écran, ce qui apparaît reste aussi immuable que si la mention était gravée dans le marbre. Anne Dèche née Décimus : 14 mai 1875 – 14 mars 1964. Anne est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Si elle est morte de chagrin, c’est de mort lente, très lente. Ou bien la légende romantique n’était qu’un écran protégeant un « secret de famille », ce nom poli du mensonge.

La narratrice part alors à la recherche de ce secret qui fait vaciller ses certitudes.  Elle pressent que l’histoire familiale qui lui était apparue jusqu’alors comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. Elle devine que derrière le récit autorisé se dessine une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.

Que s'est-il passé pendant ces quatre décennies ? L’inconnu est terrifiant. Ce qui pétrifie réellement les sens, c’est de découvrir que le connu n’est qu’illusion. Comment l'existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d'elle ? Quel regard porter sur ce qui nous entoure ? Plus que des yeux, un physique ou une prédisposition, on hérite surtout d’une façon de voir le monde. L’escargot hérite d’une vision en noir et blanc, le hibou d’une pupille ronde et dilatée qui lui permet de voir la nuit et moi, confesse la narratrice, je vois des dangers à chaque coin de rue. « — Réussir à m’en défaire et imposer ma propre perspective m’a volé pas mal d’années. »

Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d'un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d'une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu'on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

Un puma dans le cœur – Stéphanie Dupays – Éditions de l’Olivier – 2023 – ISBN 9782823620092