La toute première édition de cette saga était sortie en 1996 et comptait alors un volume. Elle fut suivie, au début des années 2000, par une réédition augmentée en deux volumes. La troisième édition, elle, comptera trois opus. Cette première partie couvre la période allant de l’Egypte ancienne à la fin de la Première guerre mondiale.

Vingt-sept ans après la première parution de votre « Histoire de l’Espionnage Mondial », vous entamez un nouveau cycle avec troisième édition. Pourquoi et en quoi est-elle différente des deux premières ?

Claude Moniquet : En 27 ans, de nouvelles archives se sont ouvertes, pas tellement sur la période la plus ancienne, bien entendu, mais bien sur le vingtième siècle. Mais, même le regard que l’on peut porter sur l’époque couverte par ce premier volume a évolué. De nouvelles recherches ont été menées, de nouveaux livres sont parus, des personnages ont été sortis de l’oubli dans des biographies inédites. Ce qui a changé, également, c’est que l’étude de la guerre est devenue, une discipline en elle-même : la polémologie, qui s’est développée à partir de l’entre-deux guerres, entre autres avec les travaux du britannique Basil Liddel Hart. L’art de la guerre et la stratégie sont devenus des champs d’étude pour les historiens. Et cette tendance n’a fait que se développer depuis, avec, par exemple, des essais très fins sur la guerre dans l’antiquité.  C’est tout cela qui a nourri et enrichi ce volume qui couvre une période qui va de la préhistoire à 1918. 

Genovefa Etienne : Contrairement à ce que certains pensent, l’histoire n’est pas une « science morte » et figée. Elle est vivante, elle évolue. De nouvelles techniques apparaissent, entre autres en archéologie ou en anthropologie qui élargissent notre perception et notre compréhension du passé, même avant l’apparition de l’écriture. Plusieurs ouvrages, par exemple, ont été publiés, ces vingt dernières années, sur la guerre et la violence dans la préhistoire, basés à la fois sur l’archéologie, sur la médecine légale qui permet de déterminer comment un homme a été tué il y a 300.000 ans et sur la comparaison entre ce que nous savons de la vie de nos lointains ancêtres et l’observation que les anthropologues peuvent faire de sociétés contemporaines ayant encore un mode vie « primitif » qui n’est pas très éloigné de la façon dont on vivait il y a 40.000 ans ou plus. Tout cela nous a permis de commencer ce premier volume par une vingtaine de pages sur l’espionnage « avant l’histoire », c’est-à-dire avant qu’existent des sources écrites. Ce chapitre était absent des premières éditions. 

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Donc, d’après-vous, l’espionnage a toujours existé, même s’il n’en reste plus de traces ?

CM : Oui bien entendu. La violence est consubstantielle à la vie et particulièrement à l’Humanité. Or l’homme évolue et la violence avec lui. Elle s’organise au fur et-à-mesure que la vie sociale se complique. Des clans se battent pour un territoire, pour du gibier, pour s’emparer de nouvelles techniques. A un moment, il y 10 ou 15.000 ans, des tribus commencent à se liguer contre d’autres et la guerre commence à se professionnaliser. A ce stade, la « connaissance préalable » devient une obligation pour attaquer ou se défendre. Quelle est la force de l’ennemi ? Comment est-il armé ? Comment et à quelle vitesse se déplace-t-il ? Autant de question auxquelles il faut répondre. Ainsi apparaît l’espionnage…

A partir de quand l’espionnage devient-il une activité organisée, avec des services spécialisés qui lui sont exclusivement dédiés ? 

GE : Les premiers espions, en Egypte ou en Perse, par exemple, sont plutôt des aventuriers ou des proches des princes et autres dirigeants. Puis, avec les Grecs, comme Xénophon (430-355 av. J.C.) apparaissent les premiers théoriciens qui insistent sur l’importance de l’espionnage, mais il n’y a pas encore de « services » à proprement parler, mais plutôt des petits groupes de « spécialistes » rattachés aux armées. Avec une exception, toutefois : dans les cités grecques comme à Rome, existent de véritables polices politiques qui renseignent le pouvoir sur ceux qui peuvent le menacer ou comploter contre lui. Hannibal sera l’un des premiers à utiliser systématiquement le renseignement lors de sa guerre contre Rome (218-216 av. J.C.) puis, bien entendu, Jules César en fera un usage magistral durant la Guerre des Gaules. Mais par la suite, en Occident du moins, l’espionnage connaîtra une longue éclipse durant le Moyen-âge. Et il faudra attendre la renaissance pour voir naître les premières formes d’espionnage « moderne » en Angleterre.

 CM : Oui, le Moyen-âge ne tient pas l’espionnage en très haute estime. Basé sur la ruse, le mensonge, la dissimulation, il est trop opposé aux idéaux de la chevalerie. Il y a des exceptions, bien entendu, comme avec les Templiers qui implanteront des réseaux dans tout le Moyen-Orient ou avec la République de Venise, immense puissance commerciale de l’époque qui sera l’une des premières à systématiser et à professionnaliser l’espionnage. Mais si l’Occident chrétien méprise cette pratique, il en va tout autrement en Orient : les succès militaires des Arabes et des Mongols s’expliquent en grande partie grâce à une utilisation intelligente des espions. Mais c’est en effet en Angleterre, à l’époque d’Elisabeth Ière et des guerres de religion qu’apparaissent les embryons de l’espionnage moderne : en 1558, Lord William Cecil, créé La « Défense de l’Etat », premier service de renseignement anglais. 

Cet exemple venu de Londres va-t-il se répandre rapidement dans les autres pays ?

CM : Avec des hauts et des bas, oui. Les guerres de religion, puis les différentes guerres de successions ou de conquêtes qui opposeront les trois grandes puissances européennes de l’époque – l’Angleterre, la France et l’Espagne – tout au long du dix-huitième siècle et enfin la Révolution française et les guerres napoléoniennes, la guerre de Sécession américaine, ou la guerre franco-prussienne de 1870 vont être de formidables accélérateurs de cette évolution…

GE : Et le véritable point de bascule à partir duquel l’espionnage entre résolument dans la modernité, ce sera évidemment la Première guerre mondiale, premier conflit réellement industriel de l’histoire dont on a pu dire qu’il marquait le véritable début du vingtième siècle. A partir de 1918, rien ne sera plus jamais comme avant : des empires sont morts, le communisme a triomphé en Russie, les Etats-Unis ont fait irruption sur la scène mondiale, Londres et Paris sont affaiblis. S’ouvre ainsi une nouvelle ère du renseignement qui sera l’objet de notre deuxième volume.    

En fait, en écrivant cette « Histoire de l’espionnage mondial », c’est un peu l’histoire du monde que vous écrivez…

GE : Oui, c’est inévitable. Mais nous nous attachons aux périodes charnières, aux personnages qui ont vraiment fait bouger les choses dans le domaine qui nous intéresse, aux évolutions de doctrine et d’emploi du renseignement. Nous expliquons comment l’espionnage est né, comment et pourquoi il s’est développé et en quoi, dès ses débuts, il emploie des méthodes qui le sont toujours aujourd’hui.

Quelles sont ces méthodes ?

CM : D’une part il y a des professionnels, des « agents » qui seront d’abord des personnages isolés et qui, à partir du seizième siècle, travailleront pour de véritables services qui ne vont cesser de se développer. Le travail de ces services va se segmenter : on forme les agents, certains se spécialisent dans la collecte du renseignement, d’autres dans le contre-espionnage, d’autres encore dans l’utilisation de certains moyens techniques, comme l’interception du courrier ou des communications ou comme l’influence. Cette division des tâches existe toujours et s’est même accentuée.

D’autre part il y a des « sources », c’est-à-dire des individus recrutés chez l’adversaire pour l’espionner. Pour désigner les moteurs de ces trahisons, les Anglo-Saxons ont créé, au siècle dernier l’acronyme MICE pour « Money, Ideology, Compromission, Ego ». On trahit par appât du gain, par idéologie, parce qu’on est victime du chantage, parce qu’on se croit plus malin que les autres ou encore par esprit de vengeance ou par frustration. Ces mobiles sont éternels.

Votre ouvrage n’est pas une somme théorique, c’est aussi une histoire d’hommes et de femmes qui peut se lire comme un roman…

GE : Mais l’histoire est un roman ! Un formidable roman d’aventures avec des complots, des assassinats, des guerres, des fortunes qui se font et se défont, des empires qui naissent et disparaissent. Et les espions, dans ce tumulte sont effectivement des hommes et des femmes qui, pour une raison ou pour une autre vont décider à un moment de mettre leur liberté et leur vie dans la balance pour essayer de faire pencher celle-ci d’un côté ou de l’autre…

CM : Nous avons voulu non seulement redérouler l’histoire du monde, mais également raconter des parcours individuels, des récits de courage, de sacrifice, de solitude et d’intelligence. L’espionnage n’a jamais vraiment changé le cours de l’histoire, mais il l’a souvent fortement orienté, ralenti ou accéléré. En fait, ce que l’histoire de l’espionnage nous apprend à travers la vie des « grands espions » que nous dépeignons dans chaque chapitre c’est que l’homme peut choisir son destin et qu’il peut choisir de ne pas être un jouet des évènements, une « victime », mais bien un acteur.

Vous n’idéalisez pas pour autant cette activité si souvent décriée…

GE : Non, nous avons voulu être justes et rigoureux. Et si nous racontons l’histoire de véritables héros, nous ne cachons pas les faiblesses ni les crimes de certains autres et nous rétablissons des vérités. La défaite de la France en 1870 est largement due à l’incompétence de l’état-major français et de son service de renseignement. Le capitaine Dreyfus sera condamné ignominieusement sur la base de fausses preuves fabriquées de toutes pièces par le Deuxième Bureau français. Mata Hari n’était pas la grande espionne dépeinte par la littérature et le cinéma, mais une pauvre fille qui perdra la vie pour être entrée dans un jeu qu’elle ne comprenait pas. Les Autrichiens pousseront le colonel Redl au suicide pour lui faire payer non seulement sa trahison mais aussi son homosexualité. Etc… Ce qui nous intéresse n’est pas d’entretenir des légendes, mais d’établir ou de confirmer une vérité historique. 

Genovefa Etienne et Claude Moniquet, Histoire de l’Espionnage Mondial (nouvelle édition revue et augmentée), Volume 1 : De l’Antiquité à la Première Guerre Mondiale, Editions du Félin, 450 pages, 26 euros. En vente dans toutes les librairies et sur toutes les plateformes.